mercredi 14 mai 2008

Les débuts de Heaven Road (1968-70)





André Beldent (né le 16 juin 1951), arrive à Baugé (Maine-et-Loire) en 1961. Dès cette époque, il se passionne pour le rock'n'roll qui commence à déferler sur la France toute entière via les premiers disques de Johnny Hallyday, les Chaussettes Noires et les Chats Sauvages. « C'est un choix que j'ai fait très, très tôt » [1]. A la charnière des années 1962-63, il fait la découverte des Beatles, un véritable choc pour lui. C'est à ce moment qu'il prend ses premiers cours de guitare. « J'ai commencé à jouer de la guitare à l'époque des Beatles, j'écoutais donc les guitaristes des Beatles. Mais après, c'était plutôt les guitaristes de chez John Mayall qui m'ont influencé, il y a eu bien sûr Clapton, Mick Taylor, etc, et puis tous les bluesmen […] » [2]. Il fait ses débuts de musicien dans un orchestre de bal nommé Los Crescendos, au sein duquel il assure les fonctions de bassiste. En 1966, André intègre l'Ecole Normale de Garçons du Mans, où il gagne rapidement le surnom de Macson. Armé de sa première guitare électrique, une Kent demi-caisse achetée au Mans en 1967, il monte avec d'autres normaliens un groupe dont le nom évoque, non sans une touchante naïveté, les mythes et légendes du blues américain dont le son et l'esprit le passionnent depuis déjà quelques années. « Alors au départ, le groupe s'appelait le New Rainbow. Pourquoi, parce que nous étions tous issus de l'Ecole Normale du Mans, on cherchait un nom qui sonne, qui sonne blues. Et New Rainbow, ça sonnait blues, comme Mayall, les Bluesbreakers, comme tous les groupes de blues de l'époque. » [3].


Heaven Road, Changé, avril 1970 (André Beldent à l'harmonica)

Le groupe se produit dans des boums de fin d'année. Son répertoire inclut notamment « Tiger » de Brian Auger, « Call My Name » de James Royal, « Hush » de Billy Joe Royal, quelques titres des Doors ainsi qu'une bonne sélection de standards du rythm and blues, empruntés à James Brown, Otis Redding ou Wilson Pickett. « Je ne sais pas s'il existe des enregistrements de cette époque qui puissent en témoigner, mais pour être tout-à-fait franc, ça ne devait pas être très bon… » [4]. Le personnel du groupe n'est guère stable, et se retrouve bientôt sans bassiste. Macson a repéré un collègue normalien, issu lui aussi de la promotion 1966, qui assiste de temps à autres aux répétitions du New Rainbow. Après avoir sympathisé avec lui, il le recrute dans son groupe, en qualité de bassiste. Né le 26 février 1950, Richard Fontaine, dit Sam, fait alors son entrée dans notre histoire, pour en devenir l'une des figures essentielles. « J'ai découvert la musique avec le classique. Mon père était prof aussi, donc c'était classique. Je suis allé en Angleterre, j'avais seize ans et j'ai découvert les Beatles. Je suis tombé en arrêt devant les Beatles, parce que c'était excellent. Je suis toujours resté intéressé par les mélodies, j'appréciais les parties de basse de Mc Cartney. […] Je suis rentré à l'E.N. à seize ans. Je devais en avoir dix-sept, dix-huit quand j'ai commencé, je me souviens qu'on transportait du matériel avec ma première voiture. Je suis entré un peu par hasard dans le groupe ; j'étais allé voir Macson qui avait déjà un groupe, mais je ne me souviens plus s'ils avaient un nom, peut-être ça s'appelait déjà le New Rainbow. C'était juste un groupe de normaliens, pour s'amuser. Ils répétaient à Coulaines, dans un café-PMU. Puis il me dit « Viens donc voir, j'ai plus de bassiste ». Moi, je faisais de la guitare classique, j'avais fait le conservatoire, j'ai même fait du trombone à coulisse, mais je ne connaissais rien à la basse, évidemment. Et j'ai commencé sur un morceau très simple, « Sunshine Of Your Love » de Cream. » [5]
Richard Fontaine, André Beldent, Changé, avril 1970


Au début de l'année 1969, un autre normalien fait son entrée dans le groupe, cette fois au poste de batteur. Christian Savigny (né le 17 janvier 1952), surnommé Kick's, est lui aussi un véritable fou de musique, qui se révèlera être un autre personnage-clé de notre histoire. « Depuis tout petit, c'est-à-dire vers l'âge de trois-quatre ans, j'étais scotché en permanence au poste de radio, tournant le gros bouton du zapping (trois radios en France, mais on captait le monde entier en grandes ondes). J'ai aussi pris des cours de musique de 7 à 10 ans car je voulais être pianiste. Mes parents n'ayant pas les moyens, j'ai fait mandoline… Mes parents allaient beaucoup dans les bals. Je restais en admiration devant l'orchestre, passant toute la soirée à épier tous les plans des musiciens, passant derrière la scène pour mieux voir jouer le batteur et l'organiste-pianiste. J'ai donc une mémoire auditive très développée : si je ne connais pas toujours les titres, j'ai toujours gardé les mélodies en tête, y compris des airs de bal musette, des mambos et autres cha-chas des années 50 et toutes les chansons de variété depuis 55-56. Puis il y a eu Salut Les Copains, Johnny pour la révolte pré-ado, et les Beatles pour la révélation suprême ! Certains se souviennent de ce qu'ils faisaient quand ils ont appris la mort de Kennedy, moi je me souviens parfaitement de ce que je faisais et où j'étais quand j'ai entendu « She Loves You » pour la première fois, à l'été 63. Ma première radio n'existait que pour mes copains et moi, faite avec deux Teppaz, en 64-65. C'est là que j'ai commencé à faire des listes de chansons et d'artistes, mon hit-parade, mon journal de d'jeuns avec plein de couleurs et d'effets psyché. Je suis arrivé sur Le Mans en 67, j'ai découvert d'un coup le blues, la soul, les classiques du rock, le cinéma… Début 68, j'ai pris quelques cours de batterie et j'ai décidé de rejoindre le groupe de l'Ecole Normale fin 68. J'ai commencé en février 69 en tant que batteur, mais j'avais toujours l'illusion de pouvoir tenir les claviers un jour. » [6]


Heaven Road, Changé, avril 1970


Le noyau dur du groupe vient de se constituer. Les vocaux sont assurés par Michel Gaignard et les claviers tenus par Christophe Plettner, dont le père est proviseur du lycée de Château-du-Loir. Mais la formation ne se compose pas uniquement de musiciens : on trouve également au sein du New Rainbow deux normaliens qui assurent des fonctions de techniciens. Ce rôle d'hommes « de l'ombre » pourrait apparaître ingrat, mais Guy 'Guss' Bernardeau et Yves Tribaleau ont leur place à part entière dans le groupe, et leur collaboration s'avèrera toujours précieuse pour son développement. « J'ai commencé en 68. D'abord je suivais mes copains qui allaient jouer de la trompette, je faisais les éclairages. Puis j'ai fait de la sonorisation, sur une Binson six-voies. Tribaleau est arrivé au son, et moi je me suis occupé de l'éclairage, avec des portes d'armoire bricolées. » [7].


Guy Bernardeau, circa 1970


« J'ai travaillé avec Heaven Road de la fin de l'année 1968 à septembre 1973. J'étais normalien. Je suis entré à l'Ecole Normale à la promo 1965. J'étais en fait à l'E.N. des filles, en philo, où il n'y avait qu'une minorité de garçons. J'ai d'abord été roadie, puis sonorisateur. Après, je me suis occupé du management, d'abord en même temps que de la sonorisation, puis ensuite je me suis consacré uniquement au management. J'ai connu la toute fin du New Rainbow. » [8]


Yves Tribaleau, au volant du J7 du groupe, août 1972

Effectivement, au bout de quelque temps, sur une idée de Macson, The New Rainbow se débaptise : « Après, on s'est appelé Heaven Road, on a changé de nom, peut-être que c'était plus facile à prononcer, je ne sais pas, je n'ai pas un souvenir exact de cette période. » [9]. Le groupe se produit maintenant de façon beaucoup plus régulière et intègre le circuit des bals, une scène aujourd'hui révolue, mais qui aura marqué plusieurs générations de musiciens. Pour bien comprendre son importance, il faut se replacer dans le contexte de l'époque. Il s'agit d'une situation que l'on transposera aisément à toutes les provinces de France. A cette époque, il n'existe pas de structures repérées et appropriées pour les groupes de rock. Le bal est l'un des rares circuits qui puisse permettre aux groupes de se produire sur scène devant un public. De nombreuses formations sarthoises trouvent alors le moyen de s'exprimer sur scène, même si le 'baluche' reste un format aux aspects contraignants. Jusqu'au milieu des années 1960, époque à laquelle le rock parvient à trouver sa place dans les sélections des orchestres de danse, les bals sont presqu'exclusivement réservés aux amateurs de valse-musette et de paso-dobles. Pourtant, de plus en plus de jeunes musiciens tentent de faire évoluer les choses. Les Sparks, qui comptent en leurs rangs des musiciens manceaux et lavallois, sont de ceux-là. « Par précaution, on avait conservé un gars qui jouait de l'accordéon-bandonéon, ce qui permettait de faire des bals. […] Les soirées étaient basées sur des « séries de trois » : trois rocks, trois slows, après on faisait trois tangos, trois cha-chas. C'était toujours par séries de trois. […] On a commencé à jouer entre autres à Robinson, qui était au départ un endroit dans lequel on ne jouait que du musette. On a été le premier groupe à intégrer un maximum de musiques rock au cours des bals. » [10]


Les Sparks, 1964

Autrefois sis rue de l'Epau, aujourd'hui disparu sous les assauts des promoteurs immobiliers, le Robinson était un dancing réputé dont l'importance absolument incontestable dans le développement de la scène rock locale se mesure également à son empreinte dans le souvenir de la jeunesse de l'époque. Guy Gardon, collectionneur de disques et auteur de remarquables articles sur les groupes-pionniers de la scène rock mancelle des années 1960 à 1968, a fait du Robinson cette description émouvante : « Démunis de voitures ou de tout autre moyen de locomotion, la municipalité bienveillante mettait alors à la disposition des jeunes danseurs un service de bus gratuits avec deux départs et deux retours. Pris Place de la République, les cars nous transportaient jusqu'à l'entrée de la route de Paris, empruntaient un petit chemin de terre sur la droite, enjambaient un passage à niveau avant de nous déposer à la porte de ce lieu mythique où, lorsque les lumières se tamisaient, pour les slows, des rampes de néons ultra-violets transformaient nos chemises blanches et les cols des chemisiers des filles en autant de tâches phosphorescentes. » [11]. Le Robinson était tenu par deux vieilles sœurs jumelles, Lucienne et Marguerite Meunier, qui avaient pris conscience d'une demande du public jeune pour une programmation plus moderne que celle des bals traditionnels. Aussi, le Robinson constituera un lieu de prédilection pour beaucoup de groupes manceaux, dont Heaven Road, qui en deviendra un résident assidu. Les matinées du dimanche au Robinson se terminent très régulièrement par des bagarres pour le moins épiques. Lors d'une fermeture du Robinson, Heaven Road est attaqué par une bande de blousons noirs du côté de la route d'Angers. Les musiciens se font proprement démolir le portrait, tandis que le matériel est réduit en miettes. Puis, les loubards s'aperçoivent qu'il y a méprise, qu'ils se sont trompés de groupe en quelque sorte ! « Et puis après, ça s'est arrangé, on est devenus copains avec eux, et c'est vrai qu'après, les mecs, fallait plus nous toucher ! » [12] « Cet après midi-là, j'étais venu avec une copine, que j'avais ramenée ensuite. Et le temps que je fasse l'aller-retour, quand je suis revenu, tout le matos était cassé. Ça avait même été jusqu'à une confrontation au commissariat, où on nous avait demandé de reconnaître les types… Mais on a été grands seigneurs, on n'a rien dit. Bon, les gars avaient fait leurs excuses, et après, ils nous servaient de gardes du corps ! » [13]. Outre le Robinson, Heaven Road écumera souvent le Clair de Lune (sis avenue Félix Geneslay au Mans), tenu par l'accordéoniste et chef d'orchestre Michel Bénito. Une autre salle de bal, à Changé, accueillera régulièrement Heaven Road, dont il existe d'ailleurs quelques clichés pris sur cette scène, en avril 1970.


Heaven Road, Changé, avril 1970

Même si elle ne connaît pas l'effervescence de villes plus importantes comme Nantes, la ville du Mans a vu fleurir sur son territoire un certain nombre de formations rock depuis le milieu des années 60. Les pionniers en matière de musique de rythme au Mans ont pour nom les Sphynx, les Silhouettes ou les Sparks. Ces derniers sont de véritables vedettes sur toute la région des Pays de Loire. A la suite d'une scission intervenue en 1965, ils se muent en deux formations distinctes, les Shouters d'un côté et les « nouveaux » Sparks de l'autre. Dirigée par les frères Ravenel, cette deuxième mouture se spécialisera dans un rythm & blues de bon aloi, connaissant même son heure de gloire en 1968 lors d'un passage à la télévision dans « Bouton Rouge », émission-culte et pionnière des programmes musicaux rock en France. Les Shouters deviendront eux une référence incontournable sur la scène des bals dans tout l'Ouest de la France. « [Les Shouters] représentaient le summum de la qualité musicale dans la région. [14] […] C'était le gros groupe de la Sarthe. C'était de bons musiciens. Ils ont généré un courant, en plus c'était de la musique de bonne qualité, c'était rythm & blues, et à l'époque, c'était ce qui se faisait de mieux en matière de musique anglo-saxonne. A la suite des Shouters, il y a eu plusieurs groupes qui se sont formés, il y a eu le Ramsey Set, qui jouait du blues tendance Mayall, puis Heaven Road. » [15]


Les Shouters, 1970

Evoqué plus haut par Macson, le Ramsey Set est un autre groupe très important de la scène des bals rock au Mans. Formé en 1967 sur les cendres des Field Flowers, il marquera les esprits par la qualité de sa programmation, résolument tournée vers la pop-music underground, souvent à la pointe des dernières parutions discographiques anglo-saxonnes. La renommée du Ramsey Set doit surtout à la personnalité de son leader-fondateur et chanteur, Michel Rascagnères. Né à Manchester, employé des Postes & Télécommunications le jour, rocker la nuit, ce personnage singulier est un remarquable vocaliste, doté d'une voix évoquant les plus grands noms du blues-rock à l'anglaise (Mick Jagger, Eric Burdon) et d'une prononciation logiquement irréprochable de la langue de Shakespeare. Au-delà de ses talents de chanteur, « Rascasse » se distingue pour sa discothèque pointue dont il s'inspire pour concocter le répertoire de son groupe. Ainsi, Simon Dupree & The Big Sound (futurs Gentle Giant), the Syn (avec Chris Squire et Peter Banks, futurs Yes première mouture), Rare Bird, Skin Alley, Spooky Tooth ou Focus, parmi tant d'autres, se retrouveront au programme des bals du Ramsey Set. Encore qu'on puisse avoir du mal à parler ici de bals, ces tours de force psychédéliques culminant sur une version-fleuve (près d'une demi-heure !) du « Season of the Witch » de Donovan, adaptée d'après la relecture faite en 1968 par Steven Stills et Al Kooper sur leur album commun « Super Session ». Le Ramsey Set croisera souvent la route de Heaven Road jusqu'à sa séparation à la fin de l'été 1973.

Le Ramsey Set, en concert au Robinson, circa 1970



Entre-temps, d'autres formations auront fait les beaux jours du « Mans qui swingue », parmi lesquels les Redskins (dont le chanteur Albert Dubignon sera présentateur de l'émission « Tempos », sur la chaîne régionale FR3 Pays de Loire), les Blackers (qui comptent en leurs rangs le batteur René Guérin, que l'on retrouvera à partir de 1971 au sein de Martin Circus), ou encore les Shakin' All Stars, une formation mi-mancelle, mi-tourangelle qui connaîtra son heure de gloire entre 1966 et la fin de l'année 1967, à sa séparation.

Lors d'un concert à la Maison Sociale du Mans, le groupe fait la rencontre d'une autre formation, les Spirit's, qui sont un peu au lycée Bouchevreau de la Flèche ce que Heaven Road est à l'Ecole Normale de Garçons. Les Spirit's se composent d'élèves de ce lycée fléchois, Joël « Jo » Quellin à la guitare soliste, son frère Loïc à la batterie et Gérard « Ger's » Marteau à la guitare rythmique. A ce line-up s'ajoute une section de cuivres : Daniel Blot (trompette), Gérard « Gégé » Lachambre (trompette) et Michel « Chouchou » Chevrier (saxophone). Les vocaux sont assurés par le pion du lycée, Pierre Thomas, dit « Tom's », un surveillant pas comme les autres qui marquera ces jeunes lycéens à bien des égards, notamment en leur faisant découvrir – durant les heures de permanence ! – les premiers albums respectifs de Ten Years After et Canned Heat (rapportés d'Angleterre à la fin de l'été 1967). Heaven Road bénéficiera durant quelque temps du concours de la section de cuivres des Spirit's, puis celle-ci se désagrègera. Il n'en restera que le saxophoniste Michel Chevrier, qui deviendra rapidement un élément emblématique de Heaven Road, influençant de par son rôle-même la couleur sonore du groupe. « Il faisait des trucs marrants, comme placer une embouchure de sax sur sa flûte, ça donnait un son particulier » [16] Son statut d'homme-orchestre apportera aussi à Heaven Road une dimension scénique importante. Auparavant, Chouchou a participé à divers groupes locaux, dont les Shakin' All Stars.


Les Spirit's, circa 1968 (Michel Chevrier, 5ème à partir de la gauche)


Quelque temps plus tard, le chanteur Michel Gaignard laisse sa place au micro à un autre normalien, Jean-Louis Briand. Surnommé « Miror » depuis ses années de collège à Saint-Calais (Sarthe), Jean-Louis Briand est entré en seconde à l'Ecole Normale en 1965, à l'âge de 16 ans. Après s'être d'abord destiné à une carrière de professeur d'éducation physique et sportive, il se découvre une vraie passion pour le métier d'instituteur, qu'il exerce dès sa sortie de l'E.N. en 1970. Mais l'autre grande passion de Miror, c'est la musique, à laquelle il est amené à s'intéresser progressivement par le biais de divers facteurs, l'accès à la maturité au sortir de l'adolescence, l'influence de certains amis, les discussion à propos de l'actualité musicale, la lecture de magazines spécialisés, les sorties, mais également et surtout le contexte sociopolitique de cette époque : « Mai 68, même sans le Quartier Latin, c'était quelque chose pour un étudiant de 18-19 ans, d'origine ouvrière de surcroit ! » [17] C'est à cette époque que Miror prend conscience de l'importance d'artistes tels que Bob Dylan, Joan Baez, Donovan ou Leonard Cohen et se plonge dans l'étude de leurs textes et musiques. « Puis je me suis souvenu que je savais chanter, mais pour chanter Dylan il fallait jouer de la guitare ; j'ai donc commencé à gratouiller un peu de folk (un peu de picking, Steve Waring, Graeme Alwright), un peu de blues aussi (John Lee Hooker, Lightnin' Hopkins, John Mayall). » [18] Malgré son intégration tardive au groupe, la rencontre de Miror avec Macson se situe bien avant la formation du New Rainbow. En effet, dès 1966-67, les deux compères, respectivement en terminale et en seconde, avaient pris l'habitude de se retrouver régulièrement lors de l'interclasse de midi dans les chambres de l'internat des garçons pour taper des « bœufs » à la guitare sèche, harmonica et voix. « Je ne crois pas que le groupe était vraiment formé à ce moment-là, mais on n'était sans doute pas loin de The New Rainbow et je n'en étais pas encore. » [19]

Jean-Louis Briand, 1971

Si l'on regarde rétrospectivement le répertoire abordé en bal par Heaven Road à cette époque, on se trouve en fait face à un fabuleux juke-box, offrant le meilleur de la musique rock des années 1967-69. Démarrant sur de bons vieux rock'n'roll de la décennie précédente, « Good Golly Miss Molly » (Little Richard), « Around And Around », « Bye Bye Johnny » (Chuck Berry), la sélection mettait ensuite à l'honneur les grandes figures du mouvement du "british blues-boom", John Mayall en tête, avec « You Don't Love Me », « Walking On Sunset », « So Many Roads », « Tears In My Eye », « The Stumble », « The Same Way », « The Death Of J.B. Lenoir », « Blues City Shakedown », « California » et « Dust My Blues ». Au rayon des standards du blues à l'anglaise, on retrouvait également « The Sun Is Shining » et « Black Magic Woman » de Fleetwood Mac période Peter Green. Heaven Road s'intéressait également à un versant plus heavy du blues-boom, comme l'illustrent les reprises de « Can You See Me », « Fire » (Jimi Hendrix Experience), « Sunshine Of Your Love », « Crossroads », « I'm So Glad » (Cream), « Dual Carriageway Pain » (Taste), « The Lemon Song », « I Can't Quit You Babe » (Led Zeppelin), « Clown » (The Flock), « I Can't Keep From Cryin' Sometimes », « Stoned Woman », « Rock Your Mama » (Ten Years After), « Better By You, Better By Me », « Evil Woman » (Spooky Tooth). Le groupe faisait également un détour par quelques standards de la soul-music américaine (« Try A Little Tenderness », « In The Midnight Hour »), du blues (« Statesboro Blues », « I Put A Spell On You », « Summertime ») ou de la pop anglaise (« Day Tripper » des Beatles, « Child Of The Moon » des Rolling Stones).

Une telle sélection illustre la richesse des références de Heaven Road, dont les univers musicaux s'inscrivent dans les grandes influences en vogue sur le Mans, à savoir les avatars d'une certaine mutation du blues boom britannique, transfigurés par le rock psychédélique et pervertis par d'audacieuses fusions avec le jazz ou la musique classique. Après des débuts marqués par le rythm & blues (très à la mode depuis l'explosion d'Otis Redding en 1965-66), Heaven Road a subi l'influence des groupes-phares du mouvement blues-boom, les Bluesbreakers de John Mayall, Cream, Chicken Shack ou Ten Years After. Mais ce blues-boom s'est en même temps trouvé bousculé par les expérimentations d'une nouvelle avant-garde britannique dont deux des principaux représentants allaient devenir les sources d'inspiration prédominantes de Heaven Road : Colosseum et Jethro Tull. Colosseum, formé par d'anciens musiciens de John Mayall, a créé une rencontre originale de blues, jazz, rock, heavy-rock, psychédélique, avec quelques influences classiques et une imagerie pompéïenne imposante. Se targuant d'avoir inventé la fusion avant Miles Davis, Colosseum entraînera dans son sillage d'autres fameuses formations anglaises comme Heaven, If ou Mogul Thrash. De Colosseum, Heaven Road reprendra le superbe « The Grass Is Greener », troisième tableau de la très audacieuse « Valentyne Suite », parue en 1969 sur l'album du même nom, le deuxième du colosse. Au sujet de Colosseum, il reste encore aujourd'hui à Miror le souvenir d'un concert à Londres, « un grand moment […], avec Chris Farlowe au chant, la double batterie de Jon Hiseman et un guitariste [Dave Clempson, NDA] aussi blond et aussi bon que Johnny Winter ! » [20]

Jethro Tull est un autre cas particulier. Il s'agit à l'origine d'un énième groupe de british blues qui a ensuite trouvé sa voie en développant un langage musical unique trouvant sa source dans le croisement du heavy-blues et du folk, et qui aboutira dans les années 1972-73 à un rock progressif particulièrement complexe et sophistiqué, en rupture totale avec le blues de ses débuts. Jethro Tull se caractérise surtout par le charisme de son leader, Ian Anderson, ses excentricités scéniques et son jeu de flûte, hérité du jazzman Roland Kirk, et qui va libérer toute une génération d'instrumentistes traumatisés par le conservatoire. Le flûtiste de Heaven Road, Chouchou, n'échappera d'ailleurs pas à cette influence, ce que démontrera l'adaptation par le groupe de « A New Day Yesterday », titre extrait du deuxième album de Jethro Tull, « Stand Up », sorti en 1969. « On était très influencé par Jethro Tull et Colosseum, par ce type de musique très élaborée. Ce qui nous plaisait beaucoup, c'était ce mélange de recherche musicale et d'énergie, la prépondérance des mélodies dans les compositions. » [21]


Michel Chevrier, Changé, avril 1970

A ces deux influences majeures s'ajoute celle de formations peut-être moins populaires, et qui touchent davantage à l'avant-garde, comme King Crimson ou Soft Machine (que le groupe verra d'ailleurs en concert au Théâtre Municipal du Mans le 12 mars 1970). Miror précise aujourd'hui : « Bon, Soft Machine, c'était une influence, mais on n'allait pas s'aventurer sur leur terrain, au niveau basse, batterie, claviers. » [22]. Néanmoins, Heaven Road n'hésite pas à proposer lors des bals qu'il anime, une reprise du très aventureux « Hibou, Anemone And Bear », extrait du second album de la machine molle. De même, le groupe inscrira à son répertoire quelques reprises du King Crimson des tout débuts, comme « Moonchild » ou « 21st Century Schizoid Man ». Pink Floyd constitue une autre influence marquante, tant pour le son que pour la démarche. A cette époque, le Floyd est encore un groupe underground qui marquera beaucoup les Français par sa capacité à élaborer de grands concepts et à défricher de façon acharnée, produisant une musique extrêmement innovatrice mais qui sait pourtant rester accessible. Alors que l'influence du Floyd devient perceptible dans ses compositions, Heaven Road propose dès cette époque une fantastique version de « Astronomy Domine », l'un des morceaux caractéristiques du Floyd première manière. « Ces reprises étaient l'occasion pour tous de travailler et donc de progresser, elles étaient généralement appréciées par un public connaisseur qui aimait bien nos interprétations à la fois fidèles et créatives. » [23]

Le répertoire de Heaven Road en 1970 se révèle encore intéressant à plusieurs autres titres : tout d'abord parce qu'il montre un début d'intérêt du groupe pour les groupes français, dont le plus fameux étendard a pour nom Martin Circus. Derrière ce nom se cachent cinq musiciens chevronnés, issus de ce qu'on a coutume d'appeler le milieu des « requins de studio », et qui ont derrière eux une longue expérience d'accompagnateurs auprès de vedettes yé-yé. Le principe de ce groupe est simple, consistant à transposer les récentes innovations de l'avant-garde pop internationale (Beatles, Traffic, Jimi Hendrix, Frank Zappa) sur un répertoire spécifiquement français, c'est-à-dire créé par des musiciens français et sur des textes francophones. La première mouture de Martin Circus (avec Patrick Dietsch, Paul-Jean Borowski et Gérard Pisani) publiera, entre juillet 1969 et septembre 1970, trois excellents quarante-cinq tours (dont le sublime « Matin des Magiciens ») ainsi qu'un premier album de très haute volée, enregistré live au club parisien le Rock & Roll Circus. De cette album, Heaven Road retiendra « Tout Tremblant de Fièvre », « A Quoi Sert Ma Prière ? » et « Moi Je Lis les Bandes Dessinées », qu'il fera un temps figurer dans sa sélection.

Mais l'élément le plus significatif dans la play-list de Heaven Road reste l'inclusion de ses premières compositions originales, « Born In The Sky », « Did You See My Father » (composées en 1968-69), « Alone In Winter », « Back To The Old Country », « You Got Me Wrong », « She's Back To Me ». La toute première composition du groupe, « Up To Heavens », remonte quant à elle à l'année 1968. « Il y a eu un moment où on s'est mis à composer, mais dans un premier temps, il s'agissait plutôt d'adaptations, dans ce sens où on faisait des arrangements de nos reprises, comme pour « Hush ». [24] A la manière de Vanilla Fudge, The Nice qui réussissaient à créer de véritables mini-symphonies à partir de titres de la Tamla Motown ou de Bob Dylan, Heaven Road s'essaie à cet exercice de style fort prisé à l'époque. A l'instar du Deep Purple des débuts, Heaven Road s'attaque à quelques standards qu'il personnalise, « Hush » donc, mais aussi des compositions de Donovan telles que « Lalena » et « Season Of The Witch ».

À cette époque, le claviériste Christophe Plettner décide de quitter le groupe pour poursuivre ses études. Il est remplacé par Alec Richard, un personnage qui a beaucoup fréquenté la scène rock mancelle, dès les années 1965-66. Alec a même participé aux tous premiers balbutiements du Ramsey Set ; mais sa collaboration avec ce groupe ne dépassera le stade des premières répétitions, au sein de la toute dernière mouture des Field Flowers. « On a dû, je pense, le rencontrer à l'un de nos concerts, auxquels il assistait, il nous a dit « je joue un peu de claviers », et puis voilà. C'était un mec qui zonait un peu, il était sympa » [25], se souvient Macson. Du fait de sa stature imposante, et de sa barbe très fournie qui lui mange le visage, il est surnommé « Jésus » ou « Rebroff ».



Les Field Flowers, circa 1966-67, répétition au cinéma Le Royal (Alec Richard aux claviers)


« Dans les bals de Heaven Road, il y avait toujours une partie concert, dans laquelle ils jouaient leurs compositions. Je me souviens avoir remarqué à un moment que cette partie connaissait un succès grandissant, j'étais étonné de voir autant de personnes aux concerts. Je crois que c'est moi qui ai eu l'idée de passer totalement au format concert. » [26] Cet abandon délibéré de la formule bal représente une évolution d'une importance capitale dans le parcours de Heaven Road. Cette évolution coïncide d'ailleurs avec une certaine prise de conscience des organisateurs locaux qui comprennent à cette époque que le circuit des bals est tout-à-fait inadapté pour les nouveaux groupes de rock, qui ne peuvent plus se satisfaire d'un cadre à ce point restrictif. En effet, si le rock avait encore sa place dans les baluches quelques années plus tôt en tant que musique de danse, un tel compromis n'est raisonnablement plus possible en 1970, à l'heure d'une nouvelle cérébralité du rock, qui devient par conséquent bien moins une musique à faire danser qu'à ouvrir les esprits. D'où une impérieuse nécessité de créer un réseau spécifique, propre à cette nouvelle scène. Dans cette optique, un premier concert est organisé à la Salle des Concerts du Mans. Une demi-douzaine de groupes locaux, parmi lesquels Heaven Road, le Ramsey Set, Synthèse ou les Wind-Screen-Wipers, se produisent le 16 décembre 1970, devant une salle comble. Ainsi, en termes de participation du public, l'expérience est concluante. L'accueil réservé aux groupes est des plus enthousiastes, mais aucun débordement ni incident ne viennent entacher le bon déroulement de la soirée. C'est en soi une petite victoire pour les organisateurs car de précédentes tentatives, quelques années auparavant, avaient connu ce type de revers et avaient contraint leurs initiateurs à abandonner l'expérience. La Salle des Concerts du Mans, petit théâtre à l'italienne sis rue de la Comédie, était jusque-là davantage fréquentée par les mélomanes amateurs d'opérette ou de musique classique, accueillant également un grand nombre de conférences et réunions publiques. Du fait de ses configurations techniques appréciables, et par ses tarifs de location somme tout assez modiques, elle va devenir un lieu repéré et identifié pour les groupes et organisateurs locaux. Cette salle aura même une certaine importance symbolique pour Heaven Road, qui en fera l'une de ses scènes de prédilection, prenant l'habitude dès cette époque d'y donner chaque année un concert de rentrée afin de présenter au public manceau son nouveau spectacle.


[1] André Beldent, interview 10/04/04
[2] André Beldent, interview 15/05/99, émission « Progfest » (Radio Alpa)
[3] Id.
[4] Christian Savigny, interview 12/04
[5] Richard Fontaine, interview 23/03/04
[6] Christian Savigny, mail 26/03/04
[7] Guy Bernardeau, interview 10/04/04
[8] Yves Tribaleau, interview 24/03/04
[9] André Beldent, interview fanzine « Exit » 02/99
[10] Jean-Pierre Leguay, interview 08/02
[11] In Le Club des Années 60, n°34 (janvier 2003), page 31
[12] André Beldent, interview fanzine « Exit » 02/99
[13] Jean-Louis Briand, interview 24/03/04
[14] André Beldent, interview 15/05/99, émission « Progfest » (Radio Alpa)
[15] André Beldent, interview fanzine « Exit » 02/99
[16] Guy Bernardeau, interview 10/04/04
[17] Jean-Louis Briand, mail 05/01/05
[18] Id.
[19] Id.
[20] Jean-Louis Briand, mail 05/01/05
[21] André Beldent, interview 10/04/04
[22] Jean-Louis Briand, interview 24/03/04
[23] Jean-Louis Briand, mail 05/01/05
[24] André Beldent, interview 10/04/04
[25] Id.
[26] Yves Tribaleau, interview 05/04

3 commentaires:

Anonyme a dit…

Je voudrais passer un grand salut à Macson, Sam & Kick's (j'étais à l'EN dans la même classe qu'eux!Macson était même parfois invité à déjeuner chez ma grand-mére à 2 pas de l'EN!)de la part de ... "BERU". Cela me ferait hyper-plaisir de les revoir & d'avoir sur un CD la musique que l'on entend sur ce blog et que j'écoute en corrigeant des copies, étant prof & ayant fait la fac aprés l'EN. J'ai vu John MAYALL sur scéne il y a qqs.jours et c'était la 2éme fois en 40 ans (putain, déjà!)que j'entendais "Pretty Woman" du-dit Mayall en live, la premiére étant votre version lors du bal à l'EN des filles en Octobre/Novembre '68!Je me souviens même encore de la fille que j'avais emballé ce soir-là!
Lots of love from BERU.

Anonyme a dit…

Formidable...
Quelle vertu ce blog...
BERU retrouve ses Amis...
Et moi, je découvre Jethro Tull, que je ne connaissais pas -pardon-
Merci de m'avoir aidé a remédier a cette lacune terrible...

Quelle précision :
les dates, les salles, les "vécus" des Artistes...
Un travail de joaillier...
Ciel, mais il faut faire connaître ce blog...
...Il faut réaliser l'ouvrage documentaire...
Il y a de la matière...
Chapeau L'Artiste, les Artistes
MERCI...

Didier Ballu a dit…

... Alors là, les mecs ...I tip my hat !!!
En plus, contact récent avec Kicks !!!
The cherry on the cake !!!
çà fait chaud !!!
Ballu, from Tahaa (french Polynesia)