L'année 1971 démarre en fanfare avec le premier passage de Heaven Road au Golf Drouot, à l'occasion de son célèbre tremplin. Pour un groupe français, passer au Golf est déjà en soi une petite consécration. En effet, ce club constitue le véritable point névralgique de la culture rock française, un temple mythique dans lequel a défilé depuis 1960 tout ce que la France compte de formations rock. « Le Golf Drouot, c'était mythique pour nous, il y avait encore l'odeur des grands, comme Johnny » [1], se souvient Miror. Heaven Road participe donc au Tremplin des groupes amateurs et semi-professionnels du 8 janvier 1971, en concurrence avec les Grave Diggers (Suisse), The Spleen (Drancy) et Obsession (Essonne). Ils sont désignés vainqueurs par un jury unanime après une heure et demie de spectacle, lors duquel ils interprètent des morceaux de Colosseum, The Flock, East of Eden, Jethro Tull et Led Zeppelin, ainsi que des compositions personnelles. C'est un véritable succès pour le groupe, qui démontre « au public parisien que la pop-music [existe] également en province et s'y [porte] même assez bien. » [2] Un compte-rendu de la soirée par Rock & Folk [3] parle même de « qualités d'instrumentistes et d'homogénéité » notables. Fort de cette victoire, Heaven Road peut alors légitimement espérer enregistrer un disque très prochainement, même si, tel que l'écrit le Maine Libre, « il reste encore du travail à faire à ce groupe amateur pour qu'il puisse arriver au même niveau que des groupes français tels que Triangle, Zoo ou Gong. » [4]
Richard Fontaine, live 1971
A l'heure de son premier passage au Golf Drouot, il convient de considérer le parcours de Heaven Road dans le contexte de son époque. En 1970, le rock est encore perçu en France comme une bizarrerie pour jeunes dégénérés, même si les marchands ont commencé à récupérer le phénomène. On remarque aussi de curieuses associations des genres, comme lorsque politique et rock font bon ménage sur la scène de la Fête de l'Humanité. A l'exemple des mouvements de la contre-culture dans les pays anglo-saxons, la pop-music devient un phénomène non plus strictement musical mais avec une vocation socioculturelle à part entière. Curiosité paradoxale typiquement française, le mot « pop » désigne en France une catégorie culturelle relativement underground, alors qu'en Angleterre ou aux Etats-Unis, ce qui est « pop » renvoie, comme son nom l'indique, à du réellement populaire. Parallèlement à la variété poids lourd qui règne sur les hit-parades, la pop se propage dans les milieux de la jeunesse branchée, qui l'envisagent sous des angles sensiblement différents. Alors que les étudiants et les intellectuels la considèrent comme un prolongement artistique des mutations idéologiques nées de Mai 68, pour les jeunes des quartiers et en province, elle représente une alternative aux modes de vie peu exaltants (service militaire, vie de famille et travail inintéressant) que leur propose la société du début des années 1970. Une chanson de Heaven Road, « Chienne de Vie », illustrera ce sentiment vécu par une majorité de jeunes :
Tous les soirs c'est pareil, je rentre du travail
Je passe au café prendre un verre
Ça me permet d'entendre pour deux ou trois cents balles
Quelques disques pas trop mauvais
Je prends mon pied devant le billard électrique
Pour oublier en écoutant cette musique
Que je m'ennuie !
Michel Chevrier, André Beldent, Alec Richard, live 1971
Bien que phénomène de société, la pop-music ne s'épanouit pas en France sur le plan strictement artistique, loin de là. Depuis les premiers disques de Johnny Hallyday en 1960, la musique de rythme en France est marquée par le syndrome de l'importation. En effet, au lieu de créer, on préfère adapter en Français les tubes anglo-saxons, plutôt que de développer des formes d'expression musicale idiomatiques. Aussi, les hit-parades sont engorgés par les vedettes yé-yé, tandis que les rockers authentiques (Vince Taylor, Ronnie Bird) ne connaissent que peu, ou pas, de succès. Lorsque la musicalité devient un critère prédominant de la production musicale anglo-saxonne, au tournant des années 1966-67 qui voient paraître nombre de concept-albums outre-manche et derrière l'Atlantique, le problème devient plus que jamais épineux pour les artistes français. Il n'est alors plus question de produire simplement des adaptations, mais de créer sur les bases des nouvelles libertés offertes par l'abolition des frontières musicales et stylistiques. Et le défi n'est tout simplement pas relevé par les français, à l'exception de quelques esthètes comme Serge Gainsbourg ou Gérard Manset, de toute façon ignorés du grand public. L'espoir naîtra avec les premiers efforts de groupes novateurs comme Martin Circus ou le Système Crapoutchik. Mais le premier connaîtra très vite un remaniement de personnel qui l'entraînera vers la variété la plus inepte, tandis que le second (pourtant digne émule de la pop britannique) disparaîtra purement et simplement, après pourtant une poignée de singles brillants et un superbe album-concept, le premier du genre en France (l'excellent « Aussi Loin Que Je Me Souvienne », 1969).
Cet échec de l'implantation d'une musique pop en France s'explique en partie par le fait qu'elle ne trouve pas le contexte ou les infrastructures suffisantes pour se développer et s'épanouir. Il existe pourtant des structures qui peuvent accueillir les groupes pop, tout particulièrement les MJC, instituées par André Malraux, et les centres culturels. Mais de nombreux problèmes se posent, entre autres la question de l'insonorisation des salles et les plaintes pour nuisances sonores. A Paris et dans les grandes villes, quelques clubs constituent bien de plausibles pendants français aux mythiques Marquee, Flamingo ou Crawdaddy britanniques, mais en province !
La France se trouve également à la traîne en ce qui concerne les festivals, et ce pour un certain nombre de raisons. Alors que Monterey, Woodstock ou Wight symbolisent dans l'esprit du public français la pérennité des grands rassemblements pacifiques autour de la pop-music, l'implantation de ce type de manifestation en France est mise à mal en premier lieu par la mauvaise volonté des pouvoirs publics. En effet, nombre de festivals se retrouvent frappés d'interdiction gouvernementale. Alors que le premier évènement du genre, organisé par le label Byg et le journal Actuel, contourne la difficulté en se tenant non plus à Paris comme initialement prévu mais à Amougies en Belgique (automne 1969), d'autres passent outre et se déroulent malgré tout (Aix-en-Provence, Biot, Valbonne, à l'été 1970), mais restent marqués par des difficultés d'organisation et se soldent par des déficits financiers. Un autre facteur notable sape les tentatives des organisateurs : la resquille, spécialité bien française. C'est une idée répandue dans la France de l'immédiat après-68 et qui voudrait que la musique se doive d'être gratuite : un phénomène qui grève systématiquement le budget des organisations, comme celle du festival de Biot (4 000 entrées payées sur 25 000 – et par des spectateurs étrangers). Enfin, d'autres évènements boivent également la tasse : Saint-Gratien (avril 1971), plombé par une faible fréquentation, ou Auvers-sur-Oise (juin 1971), gâché par une pluie aussi incessante que diluvienne. La vogue de ce genre de festivals passera ainsi rapidement, malgré de beaux moments de musique, tels que le Franche-Comté Pop Festival de Montbéliard, en septembre 1972, ou le Kosmess Festival aux Arènes de Poitiers en mars 1974.
Quant à la presse spécialisée qui relaie le mouvement pop, celle-ci est volontaire mais reste marginale. Des nombreuses publications qui apparaissent à cette époque, Rock & Folk, Best, Actuel, Pop Music, Extra, Pop 2000 ou encore Le Pop, peu survivront à la pression exercée par le business. Quant à la télévision ou la radio, c'est encore le désert, malgré quelques émissions comme le « Pop Club » de José Arthur, « Campus » de Michel Lancelot ou « Monsieur Pop » de Jean-Bernard Hebey, diffusées de toutes façons à des heures tardives et par conséquent peu accessibles. Il faut d'ailleurs savoir que s'il a été institué sur les radios une limitation de la diffusion de musique anglo-saxonne (20 % de la programmation) pour préserver la production française, ce ne sont pas les groupes pop qui en profitent mais bien les yé-yé et autres artistes de variété.
Cette pression se retrouve, de façon plus prononcée encore, dans les milieux de l'industrie du disque, qui fait preuve de grande frilosité vis-à-vis de tout ce qui se révèle être un tant soit peu expérimental, et par conséquent sans potentiel commercial. Malgré que de nombreux groupes se forment, les maisons de disques restent méfiantes et ne les signent qu'au compte-goutte, à raison d'un ou deux par firme : Martin Circus et Blues Convention chez Vogue, Zoo chez Barclay, Triangle et Variations chez Pathé, Magma et Ange chez Philips. Il n'existe que peu de labels indépendants, à l'exception de Saravah, Byg ou Thélème, qui produisent des groupes underground intéressants, bien reçus par la critique, mais ne touchant pas le grand public. Alors, pour survivre, les formations françaises doivent faire le choix de s'aligner sur les critères préconisés par le hit-parade : compositions faciles, morceaux courts et dansants, refrains accrocheurs ; le but recherché étant avant tout le profit commercial et non l'éducation des masses. Et beaucoup de groupes, n'ayant pas d'autre alternative, payent de leur intégrité pour des singles dont le contenu tranche singulièrement avec ce qu'ils proposent en concert. Yves Tribaleau se souvient : « Il faut savoir quand même qu'à l'époque la rock music française se portait très mal, tous les groupes ont viré à la variété, Martin Circus, Triangle, etc… Comme Dynastie Crisis, tous les groupes français, quoi, pour pouvoir vivre. Je comprends, je ne reproche pas aux musiciens d'avoir fait ce choix-là. Moi, je crois que je ne pouvais pas assumer, j'avais une autre vision de la musique. » [5] Et lorsque ces groupes débarquent en province, ils ont beau venir de Paris (ce qui est parfois gage de crédibilité pour le public) et être auréolés d'une reconnaissance relative de la presse spécialisée, le profil adopté est plutôt bas et l'affaire tourne à la partie de baluche, pour des « galas » qui, s'ils compensent le sévère manque d'animation en province, ne feront pas pour autant décoller les ventes de disques. Sam : « On avait rencontré Jacky Chalard, qui était producteur. C'était parole d'évangile, Chalard ! Il était venu avec son groupe à Champagné, à la Fête des Lances, en première partie de C. Jérôme. Il faisait vraiment du commercial, et il nous avait dit : « Vous voyez les gars, si vous travaillez pas suffisamment, vous voyez ce qui vous attend ! » [6]
Heaven Road, photo promo 1er trimestre 1971
La presse évoque régulièrement la crise de la pop « que d'aucuns affirment au bord de la faillite » [7], « dont la juste valeur a peine à être reconnue dans de nombreux pays, et notamment en France » [8], « un univers où il reste de plus en plus difficile de se faire une place au soleil » [9], et cette situation semble être spécifique à la France. Si l'on observe en effet ce qui se passe dans un pays comme l'Italie, le contraste est frappant. Derrière les Alpes, on a également connu durant toutes les années 1960 le phénomène d'importation du rock anglo-saxon : importation de tubes (adaptés dans la langue de Dante), mais aussi de groupes, d'obscures formations beat britanniques telles que les Primitives, les Rokes ou le Doc Thomas Group venant occuper un marché italien moins saturé que son équivalent britannique. Cependant, au début des années 70, il apparaît que le rock progressif anglais connaît un succès considérable en Italie (ce qui peut s'expliquer par les nombreuses correspondances existant entre ces nouvelles révolutions sonores et les traditions musicales classiques transalpines). Exemple simple mais éloquent, le classement au hit-parade italien de mars 1972, où l'on trouve, à la onzième place, « Fragile » de Yes ; à la cinquième, «Islands » de King Crimson ; en quatrième, « Nursery Cryme » de Genesis ; en troisième « Pictures At An Exhibition » de Emerson Lake & Palmer ; en second « Storia Di Un Minuto » de Premiata Forneria Marconi et, premier, Van Der Graaf Generator avec « Pawn Hearts » ! Mais ce qui est le plus ahurissant dans le paysage musical pop italien de cette époque, c'est la myriade de groupes (près de 250 !) qui se forment entre 1970 et 1974 et qui, pour les trois-quarts d'entre eux, publieront au moins un album chacun, ceux-ci étant devenus aujourd'hui des classiques du rock progressif symphonique le plus aventureux et expérimental ! Et, assez étonnamment (malgré une promotion insuffisante de la part des maisons de disques, entrainant généralement la démobilisation des groupes), ces disques se vendent plutôt bien ; un succès populaire qui se retrouve également dans les concerts ou les nombreux festivals de l'époque (Caracalla, Palermo, Raduno Davoli, Villa Pamphilli, Viareggio, etc). Pour les plus sceptiques, on peut à la rigueur suggérer une comparaison avec le relevé des onze premières places du hit-parade français de mars 1972, c'est édifiant…
Dans le contexte de 1971, Heaven Road n'est pas un groupe pop comme les autres. Il a un atout particulier : ses membres sont étudiants, normaliens qui plus est, et appartiennent donc à un environnement socioculturel relativement privilégié qui leur permet de se placer à l'avant-garde du mouvement pop. Certains, comme Sam, ont même une culture musicale héritée de la musique classique, ce qui n'est pas si courant à cette époque. De ce fait, Heaven Road va, dès cette époque, se voir affublé de l'étiquette un rien méprisante de groupe « intello », une réputation qui placera parfois une certaine distance entre lui et les autres formations locales.
Heaven Road poursuit ses répétitions, dans les sous-sols de l'église de Bellevue, à Coulaines, petite ville périphérique au nord-est du Mans. S'il peut sembler insolite a priori qu'un tel lieu accueille un groupe de rock jouant du Led Zeppelin à fond la caisse, Heaven Road y établira pourtant ses quartiers durant plus d'un an. Sam se souvient même que le groupe y était même reçu de façon spécialement chaleureuse par le prêtre : « Comme on s'appelait Heaven Road, on était très bien accueilli… » [10] Et c'est à l'occasion de ces répétitions que les musiciens perfectionnent leur cohésion, et que les progrès commencent à pointer. Le groupe expérimente aussi avec bonheur les possibilités de leur chambre d'écho, « la même que Pink Floyd, une Binson à galet, qui avait vraiment un son super ! » [11]
Après avoir donné une série de concerts en Sarthe au mois de février, à l'IUT et à la Maison Sociale du Mans, ou dans les MJC de Fresnay-sur-Sarthe et Château-du-Loir, Heaven Road remonte à Paris pour participer à nouveau au tremplin du Golf Drouot, le 5 mars. Au coude à coude avec le groupe Crépuscule, Heaven Road remporte le concours, faisant grosse impression avec ses propres compositions, mais aussi de très bonnes interprétations de titres de Triangle (« Left With My Sorrow », « Peut-Être Demain »), East of Eden (« Nymphenberger ») ou Led Zeppelin. « The Lemon Song », démarquage zeppelinien du « Killing Floor » de Howlin' Wolf, est l'un des grands moments des concerts de Heaven Road, et permet à Miror de démontrer ses extraordinaires talents de chanteur. Rock & Folk, dans son numéro d'avril, fait un compte-rendu du tremplin : « Heaven Road (Le Mans) revenait le 5/3 pour montrer qu'il était en progrès considérable par rapport à ce que l'on avait vu lors de son dernier passage en janvier. » [12]
Heaven Road, en coulisses au Golf Drouot, 5 mars 1971
Cette nouvelle victoire au Golf Drouot semble ouvrir de nouvelles portes à Heaven Road qui se voit consacrer un petit article au mois de mai dans le n° 6 du journal Extra. Illustrée d'une superbe photo prise dans les coulisses du Golf Drouot, cette fiche signalétique présente le groupe en mettant bien l'accent sur le fait qu'ils sont issus de l'Ecole Normale. L'article évoque également une tournée que le groupe effectue dans toute la France avec Triangle et Dynastie Crisis, mais il annonce aussi, de façon erronée, la sortie au mois de juin d'un single sur le label Minos !
Christian Savigny, live 1971
Si Heaven Road n'a en fait jamais tourné avec Triangle, il entretient avec Dynastie Crisis des liens assez privilégiés, tout d'abord dans le cadre de dates communes. A cette époque, Dynastie Crisis est l'un des groupes les plus prometteurs du mouvement pop français, même s'il n'en est pas moins victime des difficultés que nous avons pu évoquer précédemment. L'année 1971 ne sera pas facile pour Dynastie Crisis qui se trouve en conflit vis-à-vis de sa maison de disques Somethin' Else. Après quatre singles et un album, le groupe ne décolle toujours pas, miné par les galères et les difficultés de management. Au printemps 1971, Dynastie Crisis, dont Eric Clapton a même dit qu'il s'agissait de son « groupe français préféré », tourne sans relâche et prend sous son aile plusieurs groupes de province, dont Heaven Road. C'est surtout le bassiste de Dynastie Crisis, Jacky Chalard, qui s'investit dans une démarche bienveillante vis-à-vis des musiciens manceaux. Il devient leur producteur pour quelque temps, leur prodiguant de nombreux conseils, sur le plan musical mais également sur des questions de management. Chalard aidera notamment Heaven Road dans ses tentatives pour enregistrer un disque.
Une première occasion se présente bientôt. Contrairement à ce qui est annoncé dans Extra, Heaven Road ne publiera pas de simple en juin 1971, mais effectue tout de même ses premiers pas en studio quelque temps après sa victoire au tremplin du Golf Drouot. Sous la houlette du manager professionnel Yvon Botrel, qui s'occupe entre autres des Variations et de Magpye (et dont Yves Tribaleau sera même un temps l'associé), le groupe fait un essai pour la firme Polydor. « On est arrivé dans la matinée au studio Davout. Je me souviens qu'en plein milieu de la pièce trônait l'orgue de Vangelis Papathanassiou, un gros Hammond B3. » [13] Inutilisé quelque temps pendant les sessions qui aboutiront à la bande-son du film « L'Apocalypse des Animaux », l'instrument impressionnera tant nos amis qu'ils tenteront, sans succès, de l'emprunter pour faire jouer Alec dessus. « C'était davantage un essai qu'une maquette. Sur un morceau qui s'appelait « Tout », avec un texte du genre « Tout arrive un jour, il suffit de le vouloir, il faut essayer », etc… Ça donnait une sorte de scansion, avec une pulsion et une rythmique qui ont bien plu à Polydor. » [14] Créé au début de l'année 1971, « Tout » représente un nouveau cap dans la carrière de Heaven Road : il s'agit de sa toute première composition en français. Le groupe a compris qu'en préférant les textes francophones à l'anglais, il s'inscrirait mieux dans le courant pop français. C'est également un atout qui séduit énormément les maisons de disques et leurs directeurs artistiques. Il y a donc là une véritable opportunité de gagner en potentiel commercial. Mais cet essai chez Polydor ne donne rien : « A notre niveau, ça a été calamiteux. On chantait ça à cinq, puis d'entrée, ils ont décrété qu'il y en avait deux qui chantaient faux. « Non, vous là, vous chantez plus ! » Ce qui fait qu'à la fin, je me suis retrouvé tout seul à chanter ! » [15] Cet épisode laissera à Miror un souvenir amer : « J'étais furieux : j'avais vraiment l'impression qu'on nous avait tous traité comme un « produit » éventuellement « utilisable ». Pas vraiment l'esprit « StarAc », le Miror… » [16].
Heaven Road, photo promo 1er semestre 1971
Heaven Road et Dynastie Crisis retrouvent le public manceau le 25 mars à la Salle des Concerts, à l'occasion d'une soirée organisée par la Corporation des Etudiants de la faculté de Lettres du Mans. Ils partagent l'affiche avec les Shouters, pour un concert qui connaîtra un beau succès. Le Maine Libre observe finement : « Que cette musique soit plus spécialement réservée, c'est possible ; elle ne déchaîne plus, mais entraîne c'est certain » [17]. Deux jours plus tard, Heaven Road, auréolé de sa récente victoire au Golf Drouot, passe en tête d'affiche à la MJC de Château-du-Loir, lors d'un concert organisé par les jeunes du foyer socio-éducatif. Le 9 avril, le groupe remporte un véritable triomphe au Kent, à Clohars-Carnoët (Morbihan), dans le cadre d'un grand gala de pop music organisée par le Club Ecossais. Heaven Road se produit en compagnie de Expression (Laval) et de Virus (Lorient). Le quotidien local La Liberté fait le lendemain un compte-rendu très enthousiaste du passage des manceaux : « Jouant un ton au-dessus [d'Expression] et s'appuyant sur un excellent batteur et sur un extraordinaire chanteur, le Heaven-Road du Mans s'attacha ensuite à illustrer ce que peut être le pop quand on le joue selon son cœur. Ce groupe eut aussi l'immense mérite de porter l'ambiance jusqu'à la surchauffe. » [18]
Michel Chevrier, live 1971
Yves Tribaleau, le manager-sonorisateur de Heaven Road, collabore à cette époque avec l'AGEM (Association Générale des Etudiants du Maine) pour l'organisation du premier festival pop de plein air en Sarthe. Ce rassemblement aura lieu dans l'enceinte du stade de Malicorne le dimanche 16 mai 1971 et se déroulera en deux parties, tout d'abord un gala-concours de 10 heures à 20 heures, avec la participation de pas moins de vingt groupes amateurs ou semi-professionnels ; puis un concert dès 21 heures avec Heaven Road et deux attractions d'envergure nationale, Dynastie Crisis et les Variations. Cette manifestation est un véritable événement local ; des services de car gratuits sont prévus pour assurer la liaison Le Mans-Malicorne, d'importants moyens logistiques sont déployés, et l'on compte même sur la présence des caméras de l'ORTF ! Malheureusement, les organisateurs n'avaient pas prévu le concours d'une météo fort désastreuse, et c'est l'événement dans sa globalité qui s'en trouve gâché. Une grande partie des groupes ne participera pas au concours, et seuls les Variations assureront dans la soirée, à l'insistance des organisateurs soumis à la pression du public. Dynastie Crisis ne tentera pas le diable : « Ils avaient un gros Hammond, en courant continu, alors dans ces conditions, ils avaient préféré ne pas risquer de bousiller leur matos. » [19] Heaven Road ne jouera pas non plus. « Il ne s'était donc pas passé grand chose. C'est con, parce qu'il y avait la télé. » [20] Effectivement, il était prévu que le festival soit couvert (sans mauvais jeu de mots) par l'équipe de Dominique Blanc-Francard pour un reportage dans l'émission « Pop 2 ». Dans ce document diffusé le 12 juin 1971, on n'apercevra donc que quelques images du passage des Variations, ainsi qu'un extrait de la prestation humide des Sarthois du Ramsey Set, capté pendant leur interprétation furieuse du « And The Adress » de Deep Purple, avec un Michel Rascagnères trempé, agitant son tambourin devant un public parsemé. Le festival pop de Malicorne restera pourtant dans les mémoires, tout d'abord parce qu'il s'agit du premier du genre en Sarthe, et qui rassembla tout de même 1200 à 1300 spectateurs. Il restera aussi le souvenir d'anecdotes marquantes, comme celle de la gigantesque panne d'électricité survenue dans la soirée, et qui priva la scène de ses éclairages. A l'invitation des organisateurs, les automobilistes allumèrent donc tous leurs phares en direction de la scène, créant une image inoubliable. Il y aura également une anecdote particulière concernant le fameux concours, présidé un jury composé de journalistes de la presse spécialisée (Extra, Best, Rock & Folk, Super Hebdo, Pop Music, Le Pop), et dont le groupe gagnant devait se voir remettre un prix et 1000 francs, et bénéficier d'une promotion dans les journaux cités plus haut. Michel Rascagnères, chanteur du Ramsey Set (inscrit au concours), se souvient que le prix avait été attribué à Arpège, formation parisienne qui n'avait tout simplement pas participé à la compétition, en raison de la pluie ! On ne sait avec certitude s'il s'agit là d'une petite magouille arrangée à l'avance, mais les groupes locaux furent si écœurés que certains d'entre eux, dont le Ramsey Set, cosignèrent un courrier furibard à l'adresse des journaux présents au festival, afin de dénoncer ce petit tour de passe-passe fleurant bon le parisianisme. Il va sans dire que lesdits groupes furent ensuite correctement grillés auprès de la presse spécialisée… Ouest-France, toujours alerte, salue le passage (sic) de Heaven Road, qui obtint « les plus chaleureux encouragements » [21] Néanmoins, la débâcle du festival de Malicorne inspirera au groupe une nouvelle composition, « Rain Is What I Hate », qu'il jouera régulièrement lors de ces concerts et dont il existe un enregistrement, capté lors d'un concert. Le groupe se consolera de sa déception en se produisant finalement à Malicorne le 4 juin, au club le Grenier d'Eugénie.
Michel Chevrier, Jean-Louis Briand, Le Grenier d'Eugénie, Malicorne, 4 juin 1971
A cette époque, Heaven Road profite de ses connexions avec le milieu de l'Education Nationale et se voit invité à participer au tournage d'une émission pour la Télévision Scolaire. Ce documentaire est consacré à la musique pop et témoigne d'une volonté de sortir celle-ci de l'ornière de confidentialité dans laquelle elle est enfermée et qui la réserve à un public encore trop restreint. Ce type de démarche pédagogique n'est pas isolé, et l'on voit même sortir à cette époque un volume de la collection pour enfants « Piccolo Saxo et Compagnie » en partie consacré aux instruments de la musique pop, avec force illustrations sonores, dispensées par de prestigieux musiciens tels que Jean-Pierre Alarcen (Système Crapoutchik, Eden Rose, Sandrose) ou François Jeanneau (Triangle) !
Jean-Louis Briand, live 1971
Le 16 juin, Heaven Road est de retour à la Salle des Concerts du Mans pour un concert en compagnie du groupe tourangeau Creeping Jesus. C'est le dernier concert de la saison, et un véritable succès pour Heaven Road, tandis que Creeping Jesus se fait littéralement jeter par l'assistance. Le groupe prépare ensuite sa tournée d'été, lors de laquelle il se produira sur les plages et dans les clubs de la Côte Atlantique. C'est l'occasion pour Heaven Road de renouveler son répertoire et de mettre au point de nouvelles compositions. Mais malgré un succès incontestable lors de ses concerts, cette tournée est une nouvelle galère pour Heaven Road, comme se le remémore Yves Tribaleau : « Pendant cette tournée, le matos était monté dans les boîtes et nous, on était logé en camping. Ce n'était pas facile, on n'était pas sûrs de bouffer tous les jours. » [22] Dans ce climat, il arrive d'ailleurs que les esprits s'échauffent et que des conflits éclatent, notamment entre Alec et Chouchou. Néanmoins, le groupe remporte un accueil chaleureux et reçoit même quelques invitations à venir se produire dans des clubs spécialisés de la région parisienne. D'autre part, les compositions du groupe semblent faire dresser une oreille attentive à quelques maisons d'éditions.
Heaven Road, Salle des Concerts du Mans, 16 juin 1971
Un coup dur attend Heaven Road au début du mois d'août, avec le départ sous les drapeaux de Miror. « Un exil très douloureux dans l'Est près de Belfort, le froid, la bêtise, le coiffeur, l'uniforme, les armes… » [23]. Il s'agit effectivement d'une épreuve difficile pour Miror : « Je dois être un des seuls à avoir fait l'armée, on était tous d'humeur antimilitariste, j'étais moi-même assez politisé. On était aussi des « shiteux », ça pétardait dans tous les coins… L'armée, ça a été très douloureux pour moi, à la fois physiquement et moralement. C'était dur, cet état d'esprit, cet embrigadement… C'était en 71-72, je n'ai donc pas participé aux activités du groupe, je n'apparais pas sur les photos. » [24] Alors que tant de groupes se sont retrouvés brisés par les réalités et les obligations du service militaire, Heaven Road continue malgré tout, Macson assurant alors les principales parties vocales. Ce n'est néanmoins pas facile de se faire à cette nouvelle situation, et quelques semaines d'adaptation s'avèrent nécessaires.
Au terme de sa tournée estivale, Heaven Road est de retour le 10 septembre à la Salle des Concerts du Mans, dont il ouvre la saison 1971-72. Malheureusement, le public ne se déplacera pas nombreux à ce concert qui donnera pourtant l'occasion de noter les progrès effectués par Heaven Road depuis quelques mois. Le Maine-Libre observe « Un répertoire renouvelé… et beaucoup de travail […] Les Heaven Road semblent avoir acquis une maturité certaine. » [25] Un des exemples les plus flagrants de cette nouvelle maturité se retrouve dans le choix qu'a fait le groupe de ne plus écrire ses textes qu'en français. De premières compositions, « Tout » et « Démence », avaient donné le change, mais à la mi-71, Heaven Road a franchi un nouveau cap en termes de créativité avec « Soleils Couchants ». Ce thème original et riche, basé sur un poème de Verlaine repris par Miror, a peu à peu pris forme lors de répétitions, avec des apports de tous les membres du groupe. Il s'agit du premier exemple de composition commune, de recherche collective qui fédère le groupe sur un même projet. « Soleils Couchants » est une création qui révèle Heaven Road sous son jour le plus expérimental, sous l'influence directe de Soft Machine par son côté free-form, abstrait, presque déstructuré, et de Pink Floyd par cette ambiance psychédélique si spécifique. Les harmonies plus complexes qu'à l'accoutumée, les brisures de rythme, la mise en musique de la poésie cosmique de Verlaine, doucement déclamée, sur des volutes réverbérées, sont particulièrement saisissants. Et le rapprochement avec Pink Floyd est effectivement pertinent, dans la mesure où le groupe trouvera bientôt tout naturel d'enchaîner ce titre à sa version bien rodée de « Astronomy Domine »… D'autres morceaux sont élaborés à la même époque, notamment « Prologue » (un instrumental funky en diable qui servira longtemps de thème d'introduction et de tour de chauffe lors des concerts), « Solitude » (qui trahit l'inspiration parfois mélancolique du groupe) ou « Clair Obscur », un autre instrumental dont le rythme galopant évoque par moments la folie du « Rondo » de The Nice.
Christian Savigny, Michel Chevrier, live 1971
Le prochain grand concert de Heaven Road connaîtra une fréquentation guère plus satisfaisante que celle du précédent, à la Salle des Concerts. Le groupe est programmé le 3 décembre à Saint-Nicolas (Laval), avec d'autres habitués des planches mancelles, le Ramsey Set et les Shouters. Le concert se tient sous chapiteau, devant près de quatre cent-cinquante jeunes frigorifiés. C'est le premier événement du genre à Laval, et un vrai bouillon pour ses organisateurs. Ce qui est vraiment dommage, au vu de la qualité de l'affiche. Vieux de la vieille, en partie composés de mayennais, ce sont les Shouters qui se trouvent logiquement en tête d'affiche, mais la véritable révélation de cette soirée sera Heaven Road. Dans l'assistance se trouve le journaliste Jean Théfaine. Celui-ci est subjugué. Il écrit dans son article du lendemain : « Le [Heaven Road] fut remarquable par sa cohésion et la qualité de ses instrumentistes. André Beldent à la guitare solo et au chant, soutenu par l'excellent Michel Chevrier – homme orchestre – passant sans transition de la flûte aux saxos alto, ténor ou soprano, Richard Fontaine à la guitare basse, Christian Savigny à la batterie et Alec Richard à l'orgue, faisait penser par instant au Jimmy Page du Led Zeppelin. Heaven Road (la route du ciel) tourne comme une horloge sans plagier personne. La version que ses musiciens ont donné du « Left With My Sorrow » de Triangle le prouve à l'évidence : elle n'a rien à envier à l'original. Par ailleurs, le groupe interprète plusieurs morceaux de sa composition, carrés, solidement charpentés, où l'on sent les influences du Jethro Tull, de Colosseum et même par instant du Pink Floyd. De sérieuses références… […] Affaire à suivre de très près… » [26] Et malgré qu'il fasse ensuite l'éloge des Shouters dont la prestation démontre la cohérence, l'efficacité, le « métier solide » et « une maîtrise de leurs instruments remarquable », Théfaine enfonce tout de même le clou en fin d'article : « Ce qui manque aux Shouters, c'est ce petit « supplément d'âme » indéfinissable que l'on trouve chez Heaven Road : le feeling. Une question de dosage, mais surtout une question de tempérament… » [27] « En fait, les Shouters jouaient vachement mieux que nous, et ce que Théfaine devait appeler le feeling, c'est le fait qu'on en rajoutait pas mal au niveau déchaînement dans le jeu de scène ! » [28]
[1] Jean-Louis Briand, mail 05/01/04
[2] Le Maine Libre, 12/01/71
[3] Rock & Folk, 02/71
[4] Le Maine Libre, 12/01 /71
[5] Yves Tribaleau, interview 24/03/04
[6] Richard Fontaine, interview 23/03/04
[7] Le Maine Libre, 29/03/71
[8] Ouest-France, 18/5/71
[9] Le Maine Libre, 13/9/71
[10] Richard Fontaine, interview 23/03/04
[11] Yves Tribaleau, interview 24/03/04
[12] Rock & Folk, 04/71
[13] Yves Tribaleau, interview 05/04
[14] Jean-Louis Briand, interview 24/03/04
[15] Jean-Louis Briand, interview 24/03/04
[16] Jean-Louis Briand, mail 05/01/05
[17] Le Maine Libre, 29/03/71
[18] La Liberté, 10/4/71
[19] André Beldent, interview fanzine « Exit », 02/99
[20] Id.
[21] Ouest-France, 18/5/71
[22] Yves Tribaleau, interview 24/03/04
[23] Jean-Louis Briand, mail 05/01/05
[24] Jean-Louis Briand, interview 24/03/04
[25] Le Maine Libre 13/09/71
[26] Ouest-France 4/12/71
[27] Id.
[28] André Beldent, interview 10/04/04
1 commentaire:
Ouah...
Quelle tenacité et quel Amour de la musique -de "leur" musique- ces Heaven road...
Restant sur leurs "positions" et leur repertoire sans tomber dans le "variété-commercial"...
P.S: des répétitions, dans les sous-sols d'une église à Coulaines...
Coulaines, ah oui, plaque tournante des Grands de la Musique...Encore aujourd'hui...
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