jeudi 24 septembre 2009

Cenomanum ! Le document collector !

Document Emmanuel Réolid. Tous droits réservés.

Cenomanum, le groupe d'un jour (1976)

Michel Rascagnères et André Beldent, 28 mai 1976

Si l’on a coutume de dire que le monde est petit, l’adage s’appliquera à plus forte raison à la scène rock mancelle, où comme partout ailleurs, on a souvent vu des musiciens se croiser au gré des groupes, pour des projets durables ou plus éphémères. Et plus les affinités, musicales ou personnelles, qui scellent ces associations sont fortes, et plus fortes sont les chances de voir jaillir de véritables étincelles.


Christophe Foucher, 28 mai 1976

Au cours du premier semestre de l’année 1976, Christophe « Popoff » Foucher se voit signifier son appel sous les drapeaux. Son départ est prévu pour le début de l’été, et cette perspective ne l’exalte pas particulièrement. Elle signifie notamment qu’il devra mettre entre parenthèses sa pratique intensive et passionnée de la guitare. « Ça me déprimait totalement, je pensais que si je partais, ce serait foutu pour moi, pour faire de la musique. » (1) Afin de marquer le coup avant son départ à l’armée, Popoff a l’idée de monter un groupe pour la circonstance. Très vite, un collectif de copains se réunit ; un véritable petit who’s who de la scène rock locale puisqu’autour de Popoff, on retrouve des musiciens très côtés, issus de deux des meilleurs orchestres de bals sarthois. Qu’on en juge plutôt : le guitariste Hervé « Pépère » Chauvin, le bassiste Joël « Jo » Quellin, le saxophoniste-flûtiste Alain Mermoud et le chanteur Michel « Rascasse » Rascagnères, en provenance de l’orchestre de Claude Vandel ; et nos amis Sam, Macson et Kick’s, musiciens de Ciel d’Eté.

Tous ces musiciens se connaissent bien : Michel Rascagnères a régulièrement croisé Macson, Sam et Kick’s entre 1968 et 1973, à l’époque où leurs groupes respectifs, The Ramsey Set et Heaven Road, écumaient ensemble le Robinson, les bals et les concerts pop de la région. Il a également travaillé avec Kick’s et Hervé Chauvin au sein de l’orchestre de Claude Vandel à partir de 1974. Dès cette époque, des affinités s’étaient créées entre Kick’s et Hervé : « On s’est tout de suite bien entendus ; Kick’s avait une manière de jouer très particulière, qui était très intéressante. » (2). Alain Mermoud fait également partie de ce cercle, depuis son arrivée dans l’orchestre de Vandel septembre 1974, où il remplaça Michel « Chouchou » Chevrier, ancien membre de Heaven Road. Il a par ailleurs collaboré à un concert de Satan à l’Université du Maine, pour une expérience d’un soir avec cuivres et vents.

Christian Savigny, Michel Rascagnères, André Beldent, 28 mai 1976

Popoff, quant à lui, est un inconditionnel de guitare, de rock et de blues. Son apprentissage de l’instrument débute sur le riff de « Come Along », paru sur le premier single des Variations. Il se fera ensuite les doigts sur « All Your Love », superbe blues d’Otis Rush, repris avec fougue par John Mayall en 1966, sur l’album « Bluesbreakers with Eric Clapton ». Mais les origines de la vocation de Popoff sont à chercher ailleurs : « C‘est Macson qui m’a donné envie de faire de la musique ; mon rêve de gamin, c’était véritablement de jouer comme le guitariste de Heaven Road. » (3). En effet, le jeune Christophe est introduit dès 1972 dans le cercle du groupe par l’un de ses amis, Jean-Michel « Jimmy » Fouquet, originaire de Loué comme lui, et élève à l’école Normale de Garçons du Mans. Par ce biais, Jimmy fait connaître à Popoff la formation de ses collègues normaliens. C’est une véritable révélation : « Mon passage préféré dans les concerts de Heaven Road, c’était leur reprise de « Dust My Blues ». A chaque concert, c’était vraiment le titre que j’attendais. Et donc c’est un sacré souvenir, quand Macson s’avançait au micro pour le chanter… » (4) On se souvient effectivement qu’à cette époque les concerts de Heaven Road s’achevaient régulièrement sur une version incendiaire de « Dust My Blues », standard éternel de Robert Johnson, enregistré pour la première fois en 1936 sous le titre « Dust My Broom », recréée par Elmore James en 1951, et repris un nombre incalculable de fois, notamment par John Mayall, Canned Heat ou ZZ Top. « C’est resté un morceau-clé pour moi ; encore aujourd’hui, quand je joue, s’il n’y a pas « Dust My Blues » au programme, je suis en quelque sorte frustré ! » (5)

Popoff fera ses premières armes en tant que batteur dans une formation qui comprend également Jimmy et le guitariste Philippe Jamin. « On avait fait un concert dans le quartier du Ronceray, c’était une galère pas croyable. Et, moi, installé à la batterie, qui je vois arriver dans le public ? Macson et Kick’s ! J’étais mort de honte, à la batterie, devant Kick’s, je ne savais plus où me cacher, j’aurais voulu me tirer ! (rires) » (6) Quelque temps plus tard, Popoff intègre ensuite un orchestre de bal, Max Reynal et les Zodiaques, grâce à l’aide de Hervé Chauvin. A cette époque, Hervé Chauvin est, comme Macson, une référence pour Popoff qui observe leurs jeux et étudie leurs plans. « A cette époque-là, c’était très courant qu’un groupe t’invite à taper le bœuf sur scène. On te tendait une guitare, et hop ! Il y avait des lieux de rencontres, notamment à Beaufay. Et là par exemple un jour, j’étais à un concert des Shouters, et je vois Norbert Gobin qui me tend sa gratte ! Allez, hop, « Smoke On The Water » ! Et là, tu es dans tes petits souliers (rires)… » (7)



André Beldent, Christophe Foucher, Alain Mermoud, 28 mai 1976

Le groupe ainsi formé s’annonce d’emblée comme peu banal : outre le fait qu’il compte deux bassistes et trois guitaristes, on peut même parler toutes proportions gardées de « supergroupe », terme en vogue à cette époque pour désigner une formation associant des musiciens déjà connus du public. Cette dimension inhabituelle dans le paysage rock manceau donne au groupe un intérêt incontestable et augure d’un potentiel particulier. Pourtant, cette formation n’aura qu’une existence pour la moins brève. « A l’origine, ce groupe ne s’est monté que pour un seul concert, sans aucune vue future. Il s’agissait pour Popoff de partir faire son service militaire, et c’était donc une sorte de petite fête pour bien marquer ce moment. » (8). A peine formé, le groupe, qui n’a même pas de nom, se trouve engagé pour assurer la première partie d’un futur concert au Mans de la formation britannique Eddie & The Hot Rods. « Kick’s manageait l’affaire, il était très méticuleux, dans les détails d’organisation, pour les répétitions. » (9)

Le groupe est accueilli par Claude Vandel qui met à disposition son garage à Champagné, et dès les premières répétitions, l’association Chauvin-Popoff-Macson donne lieu à un incroyable foisonnement créatif : « C’était l’occasion rêvée de pouvoir mettre en commun des riffs, des parties rythmiques, d’évacuer un maximum d’idées. » (10). Quelques compositions sont donc assemblées, selon un panel d’inspirations assez varié : « Macson avait des influences plutôt basiques, mais à côté, ça allait chercher du côté de Yes, de Uriah Heep, etc… Tout ce qui était du rock pas de base. » (11). Les compositions du groupe témoignent effectivement d’une certaine complexité, notamment dans leurs structures, avec également des changements de rythme parfois abrupts. « Kiddy Monster », « Listen While The Music Plays » ou « Town And Country » sont de véritables petits monuments tarabiscotés, architecture audacieuses, dans lesquelles un nombre conséquent d’idées et de trouvailles se font suite à un rythme effréné. D’autres compositions ont une construction plus traditionnelle, comme « Summer Sun » (complainte mélancolique d’un prisonier qui passe l’été derrière les barreaux) ou le superbe « Maybe In Twenty Years Time », qui voit monter une tension savamment entretenue par la flûte d’Alain Mermoud, sur des textes intéressants de Michel Rascagnères (« Maybe in twenty years time, I’ll play with Jimmy Page… »).

Alain Mermoud, 28 mai 1976

La musique du groupe s’inscrit parfaitement dans son époque, encore marquée par les incroyables prises de liberté de la fin des années 60, où toutes les expériences étaient permises. Par exemple, le fait de voir trois guitares croiser le fer ensemble, chose plutôt rare, même si déjà vue chez le Blue Oyster Cult ou dans les passages les plus électriques des collaborations de Crosby, Stills, Nash et Young. Quelques années plus tard, on verra ce type d’exercice renouvelé par le Band dans son concert d’adieu « The Last Waltz », ou même lors d’une jam-session mythique rassemblant sur la même scène les trois anciens guitaristes des Yardbirds, Eric Clapton, Jeff Beck et Jimmy Page ! Ici, l’association des guitares de Macson, Hervé Chauvin et Popoff donne lieu à de belles constructions (« Town And Country ») dont le secret réside dans l’harmonisation de ces dix-huit cordes, pour un résultat – parfois brouillon il faut le reconnaître – qui évoque les travaux en binôme des guitaristes de Wishbone Ash (Andy Powell et Ted Turner) ou Aerosmith (Joe Perry et Brad Whitford), inspirés notamment du sacré duo formé par Rick Derringer et Johnny Winter dans le groupe de ce dernier, au début des années 70. Les basses, tenues respectivement par Sam et Jo Quellin, jouent elles aussi de concert : « C’était un groupe de fous, trois guitares, deux basses ! Je me souviens qu’il a fallu vraiment soigner l’écriture des parties de basse, pour que ça joue ensemble » (12). Les qualités instrumentales de l’ensemble sont accentuées par le jeu brillant de Kick’s, qui se montre à l’aise sur tous les registres. Avec une élégance insolente, il insuffle aux compositions une énergie et un dynamisme contagieux. On notera également la performance étonnante de « Screamin’ » Michel Rascagnères, dont les vocaux évoquent tour à tour David Coverdale, Eric Burdon ou Mick Jagger.

Au terme de plusieurs semaines de répétitions, le groupe, baptisé Cenomanum par Michel Rascagnères, effectue donc la première partie de Eddie & The Hot Rods à la Salle des Concerts du Mans, le 28 mai 1976. Ce concert se passe sans histoires, malgré le retard de la formation britannique, ce qui entraîna quelques problèmes de sonorisation. « On a eu un assez bon accueil, même s’il y avait un contraste évident entre nous et le public » (13). En effet, l’auditoire, qui s’est déplacé pour Eddie & The Hot Rods, recevra quelque peu fraîchement le répertoire de Cenomanum qui ne ressemble à rien de connu… Mélange de rythm & blues, de funk, de rock, de boogie et de rythmes complexes, la musique de Cenomanum a en effet de quoi déconcerter, surtout en comparaison du rock basique des anglais, figures montantes de ce qu’on appelle déjà le mouvement punk-rock. « Le public leur a fait un super accueil mais nous, on a trouvé que ça n’assurait pas du tout ! » (14). « Ce public était d’une autre génération. C’est dur à dire, mais nous, on n’avait que 25-26 ans, mais on était déjà vieux. » (15)


Christophe Foucher et Alain Mermoud, 28 mai 1976


L’aventure Cenomanum n’aura pas de suite, mais malgré sa très brève existence, il subsiste quelques témoignages intéressants, notamment un document vidéo d’une dizaine de minutes, tourné en super-8 et offrant deux extraits de « Summer Sun » et « Town And Country », avec une qualité d’image et de son relativement honnête. Le cadrage se concentre essentiellement sur Macson et Michel Rascagnères, laissant tout de même parfois entrevoir Popoff, Alain Mermoud et Kick’s. Ce témoignage montre un groupe appliqué, concentré sur sa musique, et par conséquent quelque peu statique. Ce qui n’empêche pas de percevoir un feeling monstre, une complicité manifeste entre les musiciens, à travers quelques clins d’œil, quelques sourires qui en disent long. Le plaisir de jouer apparaît de façon encore plus évidente dans la gestuelle habitée de Michel Rascagnères, ou dans cette superbe image d’un Macson, la tête renversée en arrière et les yeux clos.

Christian Savigny, Michel Rascagnères, André Beldent, 28 mai 1976

Il existe au moins un autre document concernant Cenomanum, l’enregistrement d’une répétition chez Claude Vandel, avec six titres, « Maybe In Twenty Years Time », « Listen While The Music Plays », « Fuck Me Suck Me », « Summer Sun », « Kiddy Monster » et « Town And Country ». Les interprétations sont solides et attestent de la maîtrise des musiciens sur un répertoire pourtant très fraîchement constitué. On sent même régner une très bonne humeur tout au long de la trentaine de minutes que dure ce document, d'une qualité sonore très correcte.

Malgré les importantes qualités de la musique de Cenomanum, on peut être surpris de la sévérité avec laquelle les musiciens eux-mêmes reconsidèrent aujourd’hui leur propre démarche. « J’ai réécouté quelques extraits de Cenomanum, dont j’avais gardé un bon souvenir. Cela m’a paru prétentieux, inutilement virtuose (et encore, pas vraiment). » (16) Kick’s nuancera quelque peu lors d’un entretien ultérieur : « Mon jugement est sévère parce que j’ai entendu tellement de musiciens merveilleux sur scène et sur disque dans toute ma vie (qui commence à être longue), que rétrospectivement, je nous trouvais présomptueux dans notre démarche, par rapport à notre réel niveau technique. Ce qui ne veut pas dire que nous étions mauvais. […] C’est une musique qui vieillit mal, car on n’y sent plus les racines. » (17) Cette notion de racines, de roots, est également très présente dans le regard que porte aujourd’hui Macson sur ses aventures musicales au sein de Satan, même si le propos s’applique très exactement à l’épisode Cenomanum : « Je considère ma démarche plus comme un flashback progressif que comme une évolution vers une musique futuriste. Le retour aux sources, c’est une chose à laquelle je tiens beaucoup, c’est-à-dire : quand on commence à faire de la musique, on essaie, d’une part, de copier les gens qu’on aime bien, puis on essaie de progresser en essayant d’inventer, de trouver quelque chose de personnel, de nouveau, et puis on s’aperçoit que la musique qu’on fait, c’est facile à jouer mais c’est pas facile à composer. Et puis on essaie de faire des choses qui ne se sont pas encore entendues et avec le recul on se rend compte que ce qu’on a fait, parfois, on s’est planté quelque part, quoi… On a fait des trucs un petit peu à côté de ce qu’on voulait faire, ou on s’est éloigné de ce qu’on aime. Et puis, voilà, après, petit à petit, on revient aux sources quand on entend des gens comme […] Clapton, eh bien c’est un monsieur qui a tout compris parce qu’il revient de plus en plus à ses sources. Quand on écoute Clapton aujourd’hui, on se rend compte qu’il revient de plus en plus à Robert Johnson. » (18).

Mais revenons à Popoff. Pour l’anecdote, il faut savoir qu’après cet épisode, il partira bien effectuer son service militaire, mais pour vingt jours seulement ! Il reprendra ensuite ses activités musicales, au sein de formations locales telles que Contrepoint (avec plusieurs futurs membres du Grand Orchestre du Splendid), OK (formé par le claviériste Jérôme Lavigne après son départ de Ciel d'Eté) ou Clin d’Œil (avec l’ancien batteur des Shouters Jean-Pierre Tribondeau). Popoff rejoindra ensuite la troisième mouture de Ciel d’Eté, entre 1981 et 1983, avant d’intégrer le groupe Experience.

André Beldent et Christophe Foucher, janvier 1981


Après s’être consacré à d’autres expériences, parmi lesquelles l’enseignement de la guitare, l’encadrement de stages, ou encore la création de spectacles (dont « Les Sables d’Allonnes » avec Patrick Gleyzes), Popoff sera reviendra à la scène avec Duel de Charme (avec François Rotzstein et Jean-Marc Drouet, anciens musiciens d’Opale et D. Livingstone), Music Box, Feedback et Memory Full (au sein duquel il retrouvera un autre ancien membre de Ciel d’Eté, le chanteur Francis Petit). Après une première expérience dans le domaine du spectacle jeune public, Popoff a récemment retrouvé son ami de longue date le claviériste Pascal Vollaire pour la formation du duo Permis de Jouer, dont le répertoire propose notamment une version de « Dust My Blues »…


Christophe Foucher 2009


Plus d’informations sur le groupe Permis de Jouer : http://www.duopermisdejouer.com/

1. Christophe Foucher, Avril 2005
2. Hervé Chauvin, Juillet 2004
3. Christophe Foucher, Avril 2005
4. Christophe Foucher, Avril 2005
5. Christophe Foucher, Avril 2005
6. Christophe Foucher, Avril 2005
7. Christophe Foucher, Avril 2005
8. Michel Rascagnères, Juillet 2004
9. Alain Mermoud, Mars 2005
10. Hervé Chauvin, Juillet 2004
11. Hervé Chauvin, Juillet 2004
12. Jo Quellin, Juillet 2009
13. Hervé Chauvin, Juillet 2004
14. Christophe Foucher, Avril 2005
15. Alain Mermoud, Mars 2005
16. Christian Savigny, Avril 2004
17. Christian Savigny, mail 10 Avril 2005
18. André Beldent, interview 15/05/99, émission « Progfest » (Radio Alpa)